Code de la propriété intellectuelle, arrêté de la Cour de cassation, 2006.
“Les parfums peuvent être artistiques, esthétiques, signifiants, au même titre que ce que nous voyons ou ce que nous entendons.”
MULLER Clara, “Perfume : A sensory journey through contemporary scent,
exposition sur la parfumerie contemporaine à la Somerset House”, Nez, Publié le 9 janvier 2021.
exposition sur la parfumerie contemporaine à la Somerset House”, Nez, Publié le 9 janvier 2021.
Depuis les prémices de l’Antiquité, les sens et en particulier l’odorat n’ont eu de cesse que d’être hiérarchisés1, catégorisés selon leurs valeurs morales et leurs capacités à être intellectualisés. En effet, cette frontière entre sensations et connaissances, entre corps et esprit fit de l’odorat la faculté la plus animale de l’homme et ainsi la plus éloignée d’une forme esthétique.
Le domaine des arts en est l’illustration la plus parfaite, en ayant fait de la vue et de l’ouïe les ambassadeurs de la connaissance et de l’élévation de l’esprit humain. Il s’ensuit ainsi les fondements de l’histoire de l’art occidentale, régie par le domaine des beaux-arts, produisant les seules œuvres esthétiques susceptibles d’être reconnues comme telles. Considérant une œuvre esthétique comme créatrice de connaissances et de réflexions sur l’existence, le monde des sensations et du sensible ne semble alors pas avoir la capacité d’en produire. Ainsi, l’essence éphémère et émotionnelle du parfum ne peut a priori être comprise dans la sphère esthétique. L’opposition entre les sens dits du lointain (la vue et l’ouïe) et ceux du proche (le goût et le toucher) a depuis toujours exercé une influence significative sur notre conception du monde et, bien sûr, sur notre jugement esthétique. Ainsi, la vue et l’ouïe prédominent de par la distance critique que ces sens permettent d’avoir par rapport au sujet qui est étudié2. L’odorat, cependant, n’appartient véritablement à aucune des deux catégories énoncées plus haut. De ce point de vue, aucune objection n’oppose à l’olfaction de disposer d’une esthétique propre. Il est en effet un intermédiaire entre soi et le monde. Par cette particularité, on peut s’interroger sur la pertinence qu’il y aurait à considérer ce sens comme pouvant, lui aussi, donner lieu à une forme d’esthétique.
L’on observe dans ce sens une véritable volonté, de la part de certains créateurs de parfum, d’une reconnaissance artistique de leur création. C’est en effet ce que prône, entre autres, le parfumeur Edmond Roudnitska dès 1930 : “Seule la vue et l’ouïe semble pouvoir être intellectualisées, l’odorat est un sens délicat et capable de percevoir une infinité de variations, aussi peut‐il prétendre à la finesse des autres modalités sensorielles présentes en art.” En effet, l’émergence de plus en plus forte dans le monde de la parfumerie, mais aussi chez certains artistes, d’un dépassement de la vision réductrice et primaire du parfum, et donc de l’olfaction, amène à reconsidérer le statut même de la fragrance. Or cette revalorisation ne pourrait se démocratiser dans notre société que par une reconsidération en amont des modes de monstration du parfum et interroger ainsi les capacités du design d’exposition à repenser notre réceptivité olfactive.
En effet, la première approche que nous avons d’une fragrance se fait traditionnellement au sein d’un lieu commercial. Ce contexte éclipse la potentielle élévation esthétique du parfum, pour la maintenir dans un rôle d’accessoire et d’agrément. Or rien en soi n’interdit au design d’explorer d’autres biais de monstration du parfum qui ne soient pas exclusivement commerciaux. Ce dernier point évoque l’essence même du parfum, se trouvant à mi-chemin entre art et marque. En effet, d’un côté, nous sommes face à un parfum accessoire, sensuel et agréable, et de l’autre, devant un parfum atteignant un raffinement si élevé que l’on semble s’approcher d’une forme esthétique. Ainsi, cette porosité entre ces deux mondes fait du parfum et de l’olfaction un cas à part, dans lequel le design d’exposition tient un rôle déterminant. En effet, repenser par le design le premier contact que nous avons avec un parfum semble être une voie privilégiée pour proposer une nouvelle appréhension du parfum par la construction de l’espace lui-même. En effet, la connaissance olfactive que nous retiendrons d’une fragrance dépendra du contexte et de l’expérience qui nous sera proposée lors de sa découverte.
L’objet de cette réflexion portera alors sur la monstration du parfum et sa potentielle esthétisation. Par "monstration", nous entendrons ici les moyens et les contextes pouvant être utilisés pour exposer le parfum, en tant que médium olfactif. Aborder ce sujet amène également à déterminer de quel parfum il est question. En effet, il est entendu que les objectifs de création d’un parfum diffèrent sensiblement au sein du monde de la parfumerie. Il sera ainsi question du parfum présent en Haute-Parfumerie, se voulant à la fois être la forme la plus sophistiquée de l’odeur et celle parvenant, par sa composition, à égaler les plus belles œuvres visuelles et sonores. De ce fait, la Haute-Parfumerie est peut-être le domaine rassemblant le mieux les conditions d’une entrée dans le champ de l’esthétique et constitue ainsi un contexte de recherche en soi.
Mais avant de poursuivre, nous allons essayer de donner une première définition du terme “esthétique”, qui s'étoffera au fur et à mesure de ce mémoire. Parmi le vaste champ de la définition de ce mot, nous nous arrêterons tout d’abord sur son étymologie, du grec aisthesis, venant de sensation et signifiant à la fois la faculté et l’acte de sentir. Dès cette étymologie, nous constatons que le thème de la sensation est au centre de ce terme. Pourtant, c’est bien ce lien au sensible qui sera remis en question à travers les théories de l’esthétique, bien qu’il fasse partie des trois piliers sur lesquels se fondent la plupart des définitions de cette discipline, à savoir l’alliance du beau, du sensible et de l’art. Cependant, le rapport aux sens passera progressivement au second plan du domaine de l’esthétique, pour ne plus uniquement s’attacher à la sensation, mais davantage à une étude du beau, procurant une connaissance du monde. Nous nous en tiendrons pour ce sujet à dire qu’une chose est esthétique lorsqu’elle est capable de toucher notre conception du monde et le sens de notre existence.
Ainsi, l’enjeu ressortant de ce sujet d’étude est alors de savoir si notre expérience olfactive du parfum peut parvenir à nous toucher esthétiquement, au même titre qu’une œuvre visuelle ou sonore, ou bien demeure-t-elle dans le domaine des sensations de l’agréable, nous procurant du plaisir. En rassemblant ces enjeux à travers le prisme du design d’exposition, la question de fond qui animera cette recherche sera donc avant tout de déterminer si le parfum mérite d’être exposé à travers une dimension proprement esthétique ?
Nous nous pencherons en premier lieu sur une exploration théorique et approfondie de ce questionnement à travers la pensée de théoriciens, de parfumeurs et d’amateurs de parfums. Nous entrerons ensuite plus avant dans la mise en espace d’une fragrance en étudiant, par divers exemples, ce qui se crée aujourd’hui en matière de mise en espace d’un parfum. Enfin, nous tenterons de proposer les principes et hypothèses pouvant nous conduire à mettre en œuvre une monstration du parfum tirant vers son esthétisation.
2HEILBRUNN Benoît, “Le Parfum”, IFM, Mode de recherche n°11, 2009, pp. 30-37.
3ROUDNITSKA Edmond, “L’esthétique en question : introduction à une esthétique de l’odorat”, Presses Universitaires de France, 1977, pp. 6-8.
Lise Mathieu-Manuel
DSAA 2 Design d’exposition
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