historienne de l’art, spécialiste de l’olfaction
Comment expliquez-vous ce désintérêt si prégnant pour l’olfaction dans le milieu de l’art et l’histoire de l’art occidental ?
Tout d’abord, c’est en effet un constat purement occidental car on voit dans d’autres cultures — notamment asiatiques — que la considération des senteurs comme forme esthétique existe depuis très longtemps. Pour revenir à la place de l’odorat dans notre culture, il y a eu des fluctuations au cours de l’histoire quant à la manière de considérer les perceptions olfactives d’une part et les parfums d’autre part. Plusieurs chercheurs et chercheuses ont étudié cela, notamment Alain Corbin, Annick Le Guérer, Chantal Jaquet, William Tullet, etc. Mais globalement il est vrai que l’olfaction a été relativement peu valorisée en Occident par rapport aux sens de la vue et de l’ouïe, en particulier lorsqu’il a été question d’art ou d’esthétique. On a souvent qualifié l’odorat de sens « primitif », trop lié à nos instincts de mammifères et à nos émotions pour pouvoir nous permettre d’accéder à des significations ou même, tout simplement, à la beauté.
La pauvreté même de notre langue - mais aussi de nombreuses autres langues européennes - témoigne de la manière relativement limitée dont nos cultures occidentales se sont impliquées dans une relation olfactive au monde. Nous ne possédons en effet que très peu de mots pour décrire véritablement les odorants et les fragrances. Or le vocabulaire est une donnée importante pour développer une réflexion intellectuelle et esthétique sur un sujet. Du point de vue scientifique, la neurobiologie avance su ce point que ce manque de mots pour la description des sensations olfactives serait en partie dû au fonctionnement même de la sphère olfactive dans notre cerveau. Néanmoins, de nombreuses enquêtes anthropologiques ont montré que d’autres peuples, aux ontologies radicalement différentes, possèdent des termes bien spécifiques pour décrire les effluves. Les Maniq par exemple, des chasseurs-cueilleurs du sud de la Thaïlande, ont une quinzaine d’expressions abstraites différentes pour caractériser les odeurs, ce qui reflète l’importance de celles-ci dans leur
manière d’habiter le monde.
Il est intéressant aujourd’hui de constater qu’artistes et designers du monde entier réfléchissent aux moyens de médiatiser les odeurs, de produire du sens voire des émotions esthétiques grâce à des stimuli olfactifs. Certains tentent même d’inventer ou de dénicher dans les méandres de l’histoire des mots suffisamment évocateurs pour parler des odeurs même quand les langues semblent s’y refuser !
Constatez-vous un regain d’intérêt pour le médium olfactif ces dernières années chez les artistes ?
Déjà dans les années 1980-1990, avec l’essor de la recherche scientifique sur l’odorat, aussi bien en sciences dures qu’en sciences humaines, on constate un intérêt grandissant pour le médium olfactif dans le monde de l’art. L'essor des pratiques olfactives est alors également encouragé par le développement des techniques de diffusion et la normalisation des formes d'art interdisciplinaires. Cela se traduit par des collaborations de plus en plus fréquentes entre artistes et parfumeur·euses (ou chimistes), permettant aux plasticien·nes de croiser leurs visions avec la technicité et la sensibilité de celles et ceux dont le métier est de manipuler les odorants mais aussi de proposer des œuvres plus complexes et plus ambitieuses qu’auparavant.
Cet engouement pour les pratiques olfactives s’est encore accéléré depuis une petite dizaine d’année. Il est rare aujourd’hui de ne pas trouver au moins une œuvre olfactive dans les grandes biennales. Ces pratiques se démocratisent aussi grâce aux efforts de certain·es artistes pionnier·ères de ce domaine, comme Peter de Cupere, Maki Ueda ou Julie C. Fortier, qui développent des enseignements spécialisés au sein des écoles d’art afin que les étudiant·es apprennent à manier les odorants en lien avec des concepts artistiques. Tout cela laisse présager une transformation progressive des moyens d’exposition pour inclure ces œuvres olfactives que l’on voit se multiplier dans le monde et sur le marché de l’art.
Que dire du contenant, du flacon dans cette vision du parfum et de l’art olfactif ?
Tout dépend de si l’on parle de parfum ou d’art olfactif justement. Les pratiques artistiques olfactives se sont en effet très largement érigées en marge de la parfumerie traditionnelle, voire en opposition avec les codes et les restrictions de celle-ci. Dès le XIXe siècle il y a l’idée de créer une forme d’ « art des odeurs » qui soit tout à fait distinct de l’ « art des parfumeur·euses ». Si certaines œuvres olfactives se présentent sous forme de jus dans des flacons, il s’agit là d’un parti-pris formel auquel je n’ai rien à redire.
En revanche, s’il est question d’exposer au sein d’un musée des parfums créés par l’industrie pour le marché de la parfumerie c’est autre chose. Souvent, les expositions de parfums ont cherché à dépouiller les parfums de leur emballage, de leur flacon et de toute trace visuelle commerciale afin de transformer les compositions olfactives en objets de considération artistique, légitimes, esthétiques et signifiantes par elles-mêmes. C’est alors vraiment purement l’odeur qui est présentée comme un objet de contemplation, voire comme une œuvre d’art, bien qu complètement invisible, seulement médiatisée par le dispositif d’exposition. C’est une manière de donner une forme valeur intrinsèque au parfum.
Mais tout dépend de ce que l’on veut transmettre du parfum dans un contexte muséal. Parfois l'identité commerciale d’un parfum est tout aussi intéressante à mettre en scène que sa qualité olfactive. Certaines expositions de parfum ont donc fait le choix inverse de ne pas occulter le fait qu’un parfum est aussi une marchandise et ont donc conservé les flacons. Il s’agit alors d’exposer les parfums en tant que produits d’une époque, en lien avec une certaine histoire (celle de la mode, celle d’une marque…), un certain contexte culturel ou encore une certaine vision marketing.
Que suggéreriez-vous à l’avenir pour que cette forme d’art et cette considération esthétique du parfum soient reconnues pleinement dans notre culture ?
En premier lieu, il faudrait qu’émerge une véritable éducation olfactive. Nous éduquons notre œil, notre oreille, notre «palais», mais pas notre nez. C’est un tort considérable et de nombreuses personnes, depuis au moins deux siècles, ont eu à cœur d’y remédier. Mais ce qui existe aujourd’hui reste insuffisant.
À cet apprentissage d’un savoir-sentir on pourrait aussi joindre celui de la verbalisation des sensations olfactives. D’une part, cela faciliterait l’appréciation des œuvres d’art olfactives et des parfums en tant qu’objets esthétiques, d’autre part cela permettrait de développer un véritable discour sur ces différents types de création. Comme les arts plastiques et la musique ont leurs critiques attitrés, les pratiques olfactive doivent se trouver des spécialistes et susciter des textes critiques et théoriques. Cela commence à se développer,
dans les milieux de la recherche universitaires mais aussi auprès du grand public. La revue Nez, notamment, va dans ce sens, en promouvant la culture olfactive au sens large et en publiant des critiques d’œuvres olfactives et des critiques de parfums. Mais il y a encore beaucoup à faire !
Un grand merci pour cette discussion !
Historienne de l'art, critique d'art et commissaire d'exposition, Clara Muller a suivi des études pluri-disciplinaires entre l'université Paris Diderot, Panthéon-Sorbonne, New York University et Columbia University.
Lise Mathieu-Manuel
DSAA 2 Design d’exposition
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